Consommateur ou citoyen : les contradictions françaises / COP 30 / n°429 / 16 novembre 2025

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CONSOMMATEUR OU CITOYEN : LES CONTRADICTIONS FRANÇAISES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Dominant dans le commerce en ligne, Shein, le géant chinois de la mode jetable, s’est installé le 5 novembre pour la première fois en boutique, au BHV parisien puis progressivement dans des Galeries Lafayette franchisées à Dijon, Reims, Grenoble, Angers et Limoges. Une arrivée qui provoque un tollé dans le secteur. Spécialiste de la mode éphémère – une production caractérisée par le renouvellement ultra-rapide des collections à des prix cassés dépourvus de normes sociales et environnementales –, le géant chinois a été condamnée à 40 millions d’euros d’amendes par la Direction générale de la répression des fraudes pour « pratiques commerciales trompeuses », puis à 150 millions d’euros par la Commission nationale de l’informatique et des libertés pour « non-respect du consentement des internautes » dans la collecte de leurs données. Adoptée par l’Assemblée nationale puis amendée par le Sénat en juin 2025, la proposition de loi visant à « démoder la mode éphémère grâce à un système de bonus-malus » revient au cœur des débats.
Le chiffre d’affaires de Shein en France (son deuxième marché dans le monde après les États-Unis) était de plus de 1,5 milliard d’euros en 2024. Cette année-là, l’Institut français de la mode a estimé que 35 % des Français ont acheté au moins un produit sur la plateforme Shein, qui compte plus de 12 millions d’utilisateurs par mois. Ces derniers savent pertinemment ce qui est reproché à l’entreprise, ses pratiques contestées et l’impact que son essor à sur le prêt-à-porter français. N’importe. Le caractère compulsif de l’achat est plus fort. Dans un pays pourtant obsédé par la reconquête de sa « souveraineté », qui tient la mondialisation en horreur, le consommateur agit souvent à rebours des convictions du citoyen.
Ainsi, si selon un sondage Ipsos BVA, les Français placent sans surprise le prix en tête des critères guidant leurs achats (62 %), devant la qualité (58 %) et la durabilité (32 %) des vêtements, toutefois, 49 % des sondés expriment une « mauvaise opinion » à l'égard de la qualité des produits. Et 52 % désapprouvent l'installation d'une boutique Shein au BHV. Une nette majorité approuverait des mesures « pour freiner le développement des géants chinois de l'habillement en France et en Europe ». En Dr Jekyll et Mr Hyde, nous exigeons du gouvernement ou de l’Union européenne qu’ils régulent les opérateurs dont les pratiques mettent à mal notre économie, nos emplois et la planète, quand nous achetons leurs produits et leurs services. Et ce n’est pas vrai que dans le secteur de la mode ou du textile … Philippe Moati, cofondateur de l'Observatoire société et consommation prévient : « en cas de désaccord entre le citoyen et le consommateur, c'est le consommateur qui gagne quand l'offre est très attractive ».

Kontildondit ?

Antoine Foucher :
Pour lancer la discussion, on peut proposer un éclairage philosophique, un éclairage économique et un éclairage politique. L’éclairage philosophique, c’est ce que vous venez d’évoquer : la tension entre le consommateur et le citoyen. Cette tension existe en chacun de nous, parce qu’elle est inhérente à la société libérale, où l’on sépare l’État, chargé de l’intérêt général, et la société civile, ce rassemblement d’individus qui poursuivent leur jouissance privée, selon Benjamin Constant. D’un côté, le citoyen s’efforce d’agir selon des valeurs collectives, locales, nationales ou européennes ; de l’autre, l’individu cherche sa satisfaction personnelle, sans vraiment se soucier de l’origine du produit ni des conditions environnementales ou sociales dans lesquelles il est fabriqué.
Cette tension a toujours existé, mais j’en viens à l’éclairage économique : elle devient difficilement soutenable. Dans l’arbitrage entre individu et citoyen, c’est l’individu qui l’emporte et qui finit par détruire le citoyen. Les chiffres nationaux le montrent. Dans l’habillement, 96% de ce que nous achetons n’est plus produit en France. Pour l’ensemble des biens, c’est 62%. Les matériels avec lesquels nous faisons cette émission, ceux avec lesquels les auditeurs nous écoutent : 62% ne sont plus fabriqués en France. À ce rythme, avec la vague de submersion industrielle chinoise, nous ne produirons bientôt plus rien de ce qui constitue notre vie quotidienne. Le pays deviendra totalement dépendant de l’extérieur et, au fond, ne sera plus libre. Un pays dépendant pour l’essentiel de sa consommation d’une production extérieure n’est plus réellement souverain. Le comportement de la majorité d’entre nous fait que le consommateur détruit le pays du citoyen en ruinant son indépendance.
J’en viens à l’éclairage politique : que faire ? Il faut chercher une forme de réconciliation. La première chose serait de pousser la logique libérale jusqu’au bout et de dire la vérité des prix. Si les produits chinois sont si attractifs, c’est parce que leurs prix mentent : ils ne prennent en compte ni l’empreinte carbone, ni les frais de transport, ni le coût social. Nous imposons à nos producteurs européens des normes que nous ne faisons pas respecter à ceux qui produisent hors Union européenne. Incapables de vérifier le respect de ces normes, nous laissons entrer les produits sans conséquence sur leur prix. On pourrait imaginer que, lorsqu’un producteur ne peut pas prouver le respect des normes, soit on stoppe les importations, soit on applique un coût compensatoire. Rappelons que lors du premier contrôle massif, 80% des produits ne respectaient pas les normes.
Notre réglementation favorise naturellement le consommateur au détriment du citoyen, et les pouvoirs publics aggravent cette tendance en ne reflétant pas la vérité des prix. Si on disait cette vérité, la production chinoise serait beaucoup moins attractive. Deuxième piste : avoir une politique publique plus offensive, qui donne une préférence au citoyen sur le consommateur. Concrètement, cela pourrait être un taux de TVA différencié selon le lieu de production : un taux plus bas pour les produits européens, qui servent l’intérêt général européen, et un taux différent pour les produits fabriqués hors d’Europe. Si nous ne nous défendons pas dans cette nouvelle géopolitique mondiale, alors que nous ne sommes plus technologiquement, industriellement ou éducativement supérieurs aux autres, si les autres sont agressifs et pas nous, nous allons vers une forme de tiers-mondialisation.

Philippe Meyer :
On s’étonne souvent de la faiblesse de l’administration dans certaines circonstances, comme à l’Éducation nationale lorsqu’il s’agit de défendre les professeurs menacés. On l’a vu tragiquement lors de la décapitation de Samuel Paty, dans l’affaire de Chine et dans celle des poupées pédopornographiques. Le Canard enchaîné a aussi révélé que Bercy avait répondu « circulez, y a rien à voir », comme si le sujet ne le concernait pas. C’est 60 Millions de consommateurs qui a imposé de regarder la réalité en face, Bercy se précipitant ensuite pour dire « non, non, c’était nous ». Et voilà que ce lanceur d’alerte, en l’occurrence 60 Millions de consommateurs, se trouve aujourd’hui mis à genoux par l’administration à qui il a donné une leçon de vigilance. On peut aussi s’en étonner.

Richard Werly :
Je trouve l’idée que le citoyen serait aujourd’hui en guerre contre le consommateur, que nous serions partagés en deux, très séduisante, mais je m’en méfie. N’oublions pas deux choses : si l’on prend l’exemple de Shein – il faut citer la marque puisqu’elle fait l’actualité – j’ai encore regardé ce matin et il faut rappeler qu’elle est accessible non seulement via son propre portail, mais aussi via Amazon et d’autres géants américains. Pourquoi je mentionne cela ? Je sais qu’il y a des débats sur la mauvaise qualité, sur la pollution, etc. Mais on ne peut pas évacuer le facteur prix. Le consommateur, surtout quand il est jeune et qu’il veut des choses qu’il juge – qui sommes-nous pour en décider ? – importantes pour lui, ou surtout importantes pour elle (Shein s’adresse d’abord à un public féminin), agit en fonction du prix. C’est ainsi que la marque s’est construite. Qui sommes-nous pour faire la police du comportement personnel ? Le libéral qui sommeille en moi ne peut pas suivre cette voie.
Je ne crois pas que notre rôle soit de gendarmer les tempéraments de consommation. Cela n’a quasiment jamais fonctionné. On peut dissuader via des taxes, j’ai compris que c’était l’idée, mais est-ce vraiment ainsi qu’il faut voir les choses ? Je me permets une perspective différente. En Chine, Shein ne fonctionne pas : les consommateurs chinois n’y ont pas accès. Premier point. Deuxième point : les portails dont nous parlons sont pour beaucoup anglo-saxons, et on sait qu’ils ne paient pas nos taxes, ce qui alimente le débat sur la fiscalité des multinationales. Pour moi, c’est là le sujet.
Soit on estime que les produits vendus en ligne sont toxiques au regard de nos réglementations – qu’ils ne les respectent pas ou qu’ils polluent – et dans ce cas il ne faut tout simplement pas les laisser entrer sur notre marché. Je crois davantage à cela qu’à l’éducation du consommateur. Parce que si je me regarde honnêtement, je fais moi-même tous les jours des actes de consommation absurdes, à commencer par ce matin : j’ai apporté des croissants alors que je sais que ce n’est pas bon pour ma santé, mais j’en avais envie. Je ne veux pas domestiquer les passions de tout le monde. En revanche, le marché européen doit faire respecter des critères, et si les marques ne les respectent pas, elles ne doivent pas entrer.
Deuxième remarque : faire un parallèle entre le succès de certaines marques – ici cette marque chinoise d’habillement – et la déconfiture des marques françaises ne tient pas. Si le textile français s’est effondré, c’est pour d’autres raisons. Shein n’y est pour rien : elle est arrivée après l’effondrement. Il y a bien sûr la concurrence internationale, mais il y a peut-être aussi un problème de créativité française, et le choix stratégique d’investir massivement dans le luxe en laissant de côté l’habillement destiné à la classe moyenne. Le géant de ce segment est espagnol : Inditex.
Ce sont mes deux remarques. Domestiquer le consommateur, je n’y crois pas ; s’il doit y avoir un citoyen du point de vue du marché, c’est au marché de réguler. Et, troisième point, regardons-nous en face : n’avons-nous pas, en France, oublié de créer des produits qui conviennent et plaisent à la classe moyenne et populaire ? Peut-être faudrait-il s’y réintéresser.

Béatrice Giblin :
Ce conflit entre consommateur et citoyen ne concerne évidemment pas que la France. Le marketing offensif, un capitalisme qui sait créer le besoin, c’est un phénomène mondial, pas seulement propre aux pays riches. Le besoin de se faire plaisir avec une petite chose se retrouve partout. On a connu des États où la mode n’existait pas – la Chine en est un bon exemple. Dès que le pays s’est un peu ouvert, chacun s’est précipité pour acheter du maquillage, des vêtements, un vélo ... Ce recours à la consommation pour combler envies, frustrations ou désirs est massif.
Ce qui me paraît spécifique à la France, en revanche, c’est le rôle de la grande distribution. Il suffit d’écouter, pour ne pas le nommer, le discours de Michel-Édouard Leclerc : « toujours moins cher ». Venez chez moi, c’est moins cher. Venez dans un temple de la consommation où je vais susciter chez vous une multitude de désirs, et où vous achèterez quantité de choses dont vous n’avez pas besoin. Et en plus, en plus grande quantité : une promotion vous fera acheter douze petits pains pour le prix de six, alors que vous n’en vouliez peut-être même pas six. Cette logique, issue d’une vieille histoire du fil à tricoter venu du Nord et devenue la grande distribution française, a façonné une culture du « moins cher ».
On a fait de l’achat un plaisir en soi, presque une sortie hebdomadaire : prendre la voiture, aller faire des courses, consommer à bas prix. Même chose pour la restauration. Tout le monde a hurlé quand McDonald’s est arrivé en France, souvenez-vous de José Bové. Aujourd’hui, rapporté à la population, la France est l’un des pays où il y a le plus de McDo ou équivalents. Notre capitalisme de la distribution, que certains critiquent aujourd’hui, a donc une lourde responsabilité. Quand Zara, Kiabi ou H&M rencontrent des difficultés, c’est simplement que Shein a poussé plus loin le modèle qu’ils avaient eux-mêmes installé. Quand je regarde ces marques, c’est fait au Vietnam ou au Bangladesh ; trouver du français est devenu très difficile. Ils ont largement profité de ce système, et maintenant qu’ils en subissent les effets, ils poussent de grands cris. Pimkie, par exemple, collabore avec Shein pour tenter de sauver sa marque. Il y a là une grande hypocrisie.
Le discours constant sur le pouvoir d’achat est selon moi une véritable malédiction. Nous n’avons pas tous le même ressenti. Mis à part les personnes pour qui chaque euro compte réellement, le pouvoir d’achat relève surtout du désir : « je voudrais acheter ceci ou cela ». Shein permet d’assouvir temporairement ce désir en proposant des petits bijoux ou des pulls en cachemire à 15 euros. Mais si je dis manquer de pouvoir d’achat, c’est souvent parce que je voudrais m’en acheter davantage, ou de meilleure qualité. On ferait mieux de parler de salaires : là, oui, il y a un enjeu économique réel, et non un simple ressenti. Quant à l’éducation à la responsabilité, qui va l’assurer ? Sur ce point, je rejoins entièrement Richard : je n’y crois pas une seconde.

Nicolas Baverez :
Marx avait déjà pointé la contradiction entre le citoyen et l’individu – commerçant, journalier ou propriétaire. Nietzsche aussi disait que le cœur de la condition moderne, ce sont les contradictions. On les retrouve ici, et l’affaire Shein en est devenue un symbole. Mais, comme Richard Werly, je pense que la contradiction n’est pas si nette, du moins pour l’Europe et la France. Sur Shein, deux éléments diffèrent. D’abord, il y a la capitulation : la renonciation à appliquer le droit. En France, l’État est fort avec les faibles et faible avec les forts. Il est incroyable qu’on ait laissé prospérer, en toute impunité, le commerce de poupées pédopornographiques, d’armes de catégorie A, ou de jouets dangereux pour les enfants, sous prétexte que cela faisait vivre La Poste. Cela illustre bien la différence entre capitalisme et économie de marché : dans une économie de marché, il y a un État de droit et une concurrence régulée. Nous avons accepté un monde capitaliste, mais nous avons détruit l’économie de marché en renonçant à appliquer nos normes.
L’autre aspect, c’est le modèle économique. Shein est extrêmement novateur. Jusqu’ici, dans le textile, c’était l’offre qui créait la demande, selon la loi de Say : on fabriquait, puis on voyait si cela s’écoulait. Shein fait l’inverse. Elle part de la demande, hyper segmentée : 7.200 nouveaux produits par jour, fabriqués après analyse de ce que souhaitent les consommateurs. Avec le numérique, ce modèle risque de s’étendre bien au-delà du textile.
Viennent ensuite les problèmes européen et français. Au niveau européen, nous sommes pris en étau entre États-Unis et Chine, nous sommes devenus la variable d’ajustement. La technologie est américaine, les biens essentiels sont fabriqués en Chine, les plateformes sont chinoises ou américaines. Il n’y a plus d’Europe là-dedans, parce que nous avons fait toutes les erreurs : croire qu’un grand marché régulé par la concurrence suffisait, croire qu’on pouvait réguler le numérique sans production ni innovation, croire qu’on pouvait séparer soft power et hard power – l’Europe s’occupant du marché, les États gardant justice, police, défense. Tout cela ne fonctionne plus. Il faut repenser l’Union, pour en faire non seulement un marché régulé, mais une Europe souveraine, soucieuse de sécurité économique.
Pour la France, contrairement à ce que disait Béatrice Giblin, je pense qu’il existe une double exception française. D’abord, une paupérisation réelle : le PIB par habitant est désormais inférieur à celui de l’Italie, et de 15% à celui de l’Allemagne. Nous sommes autour de 40.000 euros quand les États-Unis sont à 86.000 dollars. Cette paupérisation découle de l’arrêt de la croissance et de la productivité. Deuxième exception : nous ne produisons plus que 38% des biens industriels que nous consommons. Nous avons alimenté la consommation artificiellement par la dette, mais aujourd’hui ce n’est plus possible. Paupérisation réelle, incapacité à poursuivre l’endettement, disparition de la production : voilà le problème français.
Que faire ? Au niveau européen, nous avons la chance d’avoir un diagnostic et un mode d’emploi : le rapport Draghi. Il est clair : productivité, travail, investissement, innovation. Pour cela, investir d’un côté et déréglementer de l’autre. Nous n’en faisons rien, mais au moins le cadre existe. Pour la France, il faut changer de modèle économique et nouer un nouveau pacte qui réconcilie citoyen, producteur et consommateur. Le producteur est la clé. Et il faut traiter le problème du travail : si nous sommes pauvres, c’est parce que le travail paie mal. Chaque euro de salaire s’accompagne de 30 centimes de contribution aux retraites. Même quand les entreprises augmentent les salaires, le salarié n’en voit presque rien, tout part en impôts et charges sociales. Traiter nos problèmes structurels permettra de résoudre le problème Shein : des consommateurs avec davantage de pouvoir d’achat pourront choisir autre chose que le premier prix, et une production nationale renaissante fera vivre des salariés. On reviendra ainsi à une économie de développement, et non une économie de rente.

Antoine Foucher :
Pour poursuivre la discussion, quelques points d’accord et de désaccord. Premier point d’accord : on ne peut pas, pour reprendre l’expression de Richard, domestiquer les passions ou les désirs de consommation. Je suis entièrement d’accord, et il ne faut surtout pas le faire, car sinon la pente menant à la fin de la société libérale et à l’entrée dans un régime totalitaire est très rapide. Comme le disait Benjamin Constant : « prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste ; nous nous chargerons d’être heureux. ». Une fois cela posé, nous faisons face à un problème qui n’est plus celui de 1819. Comme Nicolas Baverez vient de le rappeler, nous ne produisons plus ce que nous consommons. Nous devenons un pays dépendant, sans toujours en avoir conscience, et nous ne sommes plus dans une situation où chacun peut arbitrer librement entre citoyen et consommateur : avec 96% de ce que nous achetons pour nous habiller venant de l’étranger, dont 70% de Chine, le citoyen n’a plus le choix. Le consommateur a totalement pris le dessus.
Que faire ? C’est là que mes désaccords commencent. Richard dit : « il faut vérifier que les produits importés respectent nos normes ; s’ils ne les respectent pas, on interdit ». Le problème n’est pas théorique, il est pratique : nous ne savons pas contrôler, et nous ne pouvons pas contrôler. L’exemple du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières le montre. Nous voulions intégrer le prix carbone des importations, mais nous sommes incapables de connaître l’empreinte réelle des produits, notamment dans les pays où le mix énergétique combine nucléaire et charbon. Déterminer la part de l’un ou de l’autre relève de l’arbitraire comptable. C’est infaisable.
Partant de là, il n’y a qu’une seule alternative : soit on arrête les importations lorsqu’on ne peut pas vérifier les normes ; soit on applique un surcoût, une forme de droit de douane, qui compense le fait que le contrôle est impossible. Mais on ne peut pas rester dans l’idée théorique : « s’ils respectent, ils entrent ; s’ils ne respectent pas, ils restent dehors ». Nous ne savons tout simplement pas trancher.
Sur l’industrie, oui, elle doit se demander pourquoi elle n’arrive pas à satisfaire la demande française. Mais je suis en large partie en désaccord avec l’idée que tout vient d’une absence de créativité. La concurrence est totalement déloyale : conditions sociales, environnementales, réglementaires. Ce n’est pas une question d’inventivité ou de travail, c’est l’impossibilité structurelle de produire en France ou en Europe au même prix et à qualité comparable. Depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC et la fin des quotas textiles en 2005, nous avons divisé par cinq le nombre d’emplois du secteur : 80.000 aujourd’hui, contre 400.000 à la fin du XXème siècle. Il ne s’agit pas de domestiquer les passions du consommateur, mais de rétablir des conditions de concurrence loyales, voire de favoriser la production made in France et made in Europe. Sans cela, nous deviendrons une nation de zombies bonobos, qui ne font que consommer ce que les autres produisent, et qui continueront à s’appauvrir. Nicolas Baverez a raison : il y a 15% d’écart de PIB par habitant avec l’Allemagne. Aujourd’hui, la France est au 26ème rang mondial : vingt-cinq pays sont désormais plus riches en moyenne que nous. Il y a cinquante ans, il n’y en avait que quatre.

Richard Werly :
« Zombies bonobos » : peut-être. Peut-être que c’est ce qui est en train de se passer. En rebondissant sur ce qu’Antoine vient de dire, deux choses m’interpellent. D’abord, je ne savais pas — alors que je suis de très près les affaires européennes — que nous ne savions pas mesurer l’empreinte carbone des produits qui arrivent en Europe. Si c’est vrai, cela signifie que les gouvernements ont menti, que le Parlement européen a menti, que la Commission européenne a menti, puisqu’elle a affirmé qu’elle pouvait le faire. Dans ce cas, il est temps de lever ce grand mensonge. Je découvre cela ; je pensais que nous avions les moyens d’estimer la part de carbone contenue dans les produits importés. Si nous ne les avons pas, c’est très grave. Et cela veut dire qu’autour de Shein, il y a des mensonges qu’il faut aujourd’hui mettre sur la table.
Deuxième réflexion : le cas français. Là, se rejoignent ce qu’ont dit Antoine et Béatrice. Le fast-food : premier marché après les États-Unis, et pas seulement pour la marque citée ; d’autres chaînes prospèrent. Le textile : on vient d’en parler, et on pourrait ajouter bien d’autres secteurs. Cela renvoie à ce que disait Nicolas sur l’abandon de la production. Mais derrière cela, il n’y a pas seulement la concurrence déloyale. D’autres pays résistent, parviennent à maintenir une production nationale. C’est un choix. Un choix fait par certaines élites françaises, y compris économiques. Cela m’amène à un vieux procès : je n’ai jamais compris — et je ne comprends toujours pas — pourquoi la droite française, alors que c’est normalement sa mission, a abandonné l’entreprise et la production pour se focaliser sur les questions migratoires. Que la gauche redistribue, c’est son rôle historique. Mais la droite française, depuis trente ans, n’a pas tenu le sien.

Nicolas Baverez :
Je rappellerai juste que Marx n’est pas du tout un économiste de la redistribution. C’est un économiste de la production et du travail.

LA COP30

Introduction

Philippe Meyer :
L'objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C par rapport à l'ère préindustrielle, figurant dans l'Accord de Paris il y a 10 ans, est « sur le point de s'effondrer », a averti fin septembre le secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres. Du 10 au 21 novembre, la COP 30 est réunie à Belém, au Brésil aux portes de l'Amazonie. Le président brésilien Lula entend faire des forêts l'un de ses sujets principaux de cette conférence. Il souhaite y formaliser un fonds d'un nouveau genre, une « facilité de financement des forêts tropicales » visant 125 milliards de dollars de collecte, placés sur les marchés financiers. Les bénéfices rémunéreront des pays à forte couverture forestière et à faible déforestation pour leurs efforts de conservation. Cinq autres États disposant de forêts tropicales ont rejoint le projet (Colombie, Ghana, République démocratique du Congo, Indonésie et Malaisie). Par ailleurs, cinq pays développés qui pourraient investir à l'avenir travaillent à organiser l'initiative (Allemagne, Émirats arabes unis, France, Norvège et Royaume-Uni).
Depuis 2015, chaque pays doit soumettre tous les cinq ans une feuille de route climatique détaillant sa stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre, afin de mesurer leurs efforts pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Mais alors que ces « contributions déterminées au niveau national » devaient être rendues avant la fin du mois de septembre, dans un contexte géopolitique tourmenté, où les guerres, les conflits commerciaux et la pression du président américain climatosceptique qui s’est retiré de l’Accord de Paris ont relégué le climat au second plan. Ainsi, la majorité des pays n’avaient pas rendu leur copie à la veille de la conférence, tandis que les États-Unis n'enverront pas de représentants de haut niveau à Belém.
En 2019, la Commission européenne lançait le pacte vert pour l’Europe, avec un objectif ambitieux : faire de l’Europe le premier continent climatiquement neutre d’ici à 2050. Mais sous la pression de lobbies agricoles et depuis le virage à droite et à l’extrême droite du Parlement après les élections de 2024, la copie initiale est peu à peu revue à la baisse : abandon de la loi sur les pesticides, assouplissement de la politique agricole commune, remise en question de l’interdiction des voitures thermiques d’ici à 2035, de la finance durable et de la responsabilité des entreprises… En France, après avoir clamé « Make our planet great again (« Rendez sa grandeur à la planète »), Emmanuel Macron se montre moins écologiste au fil de ses deux mandats. Son gouvernement n’a pas tenu sa promesse de sortie du glyphosate en trois ans, a édulcoré la loi zéro artificialisation nette et délivre encore des permis d’hydrocarbures. Il entend compenser son peu d’allant dans le développement des énergies renouvelables par la relance du nucléaire. Cependant, selon un sondage Ipsos, 89% des Français disent leur inquiétude face à l'aggravation de la crise climatique.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Effectivement, les Français sont très inquiets face aux dérèglements climatiques, mais une fois encore, il existe un paradoxe entre cette inquiétude et le comportement réel, entre ce que l’on dit et ce que l’on est prêt à accepter pour réduire les gaz à effet de serre. C’est toujours plus simple en paroles que dans les faits. Cette COP30 a une particularité : le lieu où elle se tient. Qu’il s’agisse de Belém, au Brésil, est important. Les dernières COP se déroulaient à Bakou, en Azerbaïdjan, grand producteur de pétrole, et avant cela à Dubaï, où les énergies fossiles fondent toute la richesse des Émirats. Ici, nous sommes à l’embouchure de l’Amazone, au cœur d’un symbole planétaire : la forêt amazonienne. Lula, qui est très habile, a insisté pour l’organiser là, malgré les contraintes logistiques qu’implique l’accueil de plus de 50.000 personnes dans un endroit peu habitué à ce type d’événement. Il n’a pas cédé. Il y a aussi un symbole politique : le Brésil veut apparaître comme un pont entre le Nord et le Sud, capable de parler aux deux avec une certaine crédibilité. Cette COP30 se tient donc dans des conditions très différentes des précédentes. Il n’y a pas autant de délégations qu’à Paris en 2015 — on en comptait près de 196 — et les États-Unis manquent au niveau fédéral, même si certains États comme la Californie sont présents.
Le discours dominant est celui d’un constat d’échec : on n’y arrive pas, la situation empire, nous avons dépassé les 1,5 °C, nous ne sommes pas sérieux, nous reculons — y compris avec le Pacte vert européen. Mais il y a aussi des éléments positifs. Comme l’ambiance générale est plutôt à la déprime, je voudrais le rappeler.
En 2015, on estimait être sur une trajectoire de +4 °C à la fin du siècle. Nous en serions aujourd’hui à 2,8 °C, et peut-être que cela peut encore baisser. Ce sont les chiffres du GIEC, qui n’est pas connu pour son optimisme. Ce qui m’inquiète en revanche, c’est l’opacité de ses indicateurs : qu’il en ait, très bien ; mais comment ils sont calculés, personne ne le sait. Impossible d’accéder à la « cuisine ». Le jour où ce sera clair, j’aurai davantage confiance.
La prise de conscience, en tout cas, est de plus en plus large. Entre 2015 et 2030, beaucoup de choses ont changé, et chacun observe désormais dans son quotidien les conséquences du dérèglement climatique, qui n’est pas un canular mais une réalité.
Enfin, plusieurs points positifs : les énergies renouvelables coûtent aujourd’hui beaucoup moins cher qu’en 2015, leur prix a baissé dans des proportions inattendues. Et elles progressent désormais plus vite que les énergies fossiles. Dernier point : la Chine, dont nous parlions plus tôt, se présente comme une « civilisation écologique ». N’étant pas une démocratie, elle a les moyens d’imposer à sa population des contraintes permanentes pour orienter les comportements dans un sens écologique.

Nicolas Baverez :
Dix ans après l’accord de Paris, cette COP devait marquer le passage des discours à l’action. L’écart est immense. Le choix du Brésil renvoie au Sommet de la Terre de Rio en 1992, et Belém est aux portes de l’Amazonie. Or l’Amazonie, longtemps puits de carbone, est devenue émettrice nette depuis 2010 – environ 100 millions de tonnes – à cause de la déforestation. On constate également une moindre participation : États-Unis, Chine, Inde ne sont pas présents ; 29 chefs d’État seulement, contre 75 à Bakou ; et à peine une soixantaine de pays ont présenté leur plan d’ajustement, ne couvrant que 62% des émissions mondiales. Tout ceci nous montre combien le monde a changé.
Il a changé d’abord parce que nous sommes très loin des trajectoires de 1,5 °C ou même de 2 °C prévues par l’accord de Paris. Ensuite parce que l’administration Trump ne se contente pas du retrait, elle mène une offensive contre tout ce qui vise à lutter contre le réchauffement climatique. Enfin, l’invasion de l’Ukraine a bouleversé les priorités : pour de nombreux pays, le réarmement passe désormais avant l’environnement. Pour autant, les choses ne sont pas désespérées, et je rejoins Béatrice. Plusieurs éléments sont intéressants dans cette COP. Le Sud commence à imaginer un multilatéralisme sans les États-Unis, qui pourrait servir à d’autres domaines. L’accent mis sur la déforestation est essentiel. Et comme nous serons probablement au-delà de l’accord de Paris, l’adaptation va devenir un axe majeur d’investissement, en complément de la lutte et de l’indemnisation.
Il y a aussi des progrès réels : nous sommes passés de projections à +4 °C à +2,8 °C ; les investissements dans les renouvelables atteignent 2.000 milliards de dollars, soit deux fois plus que dans les fossiles. Le marché s’est largement emparé du sujet, ce qui est une force considérable. Et rappelons que c’est en Europe du Nord que l’on concilie aujourd’hui le mieux compétitivité, innovation, lutte contre le réchauffement, réarmement et solidarité. Le signal positif, c’est que l’Europe, qui doit déjà se battre pour rester le conservatoire de la démocratie libérale, peut faire de la transition écologique un véritable atout – à condition de la débureaucratiser, et de la rendre compatible à la fois avec croissance et innovation d’un côté, souveraineté et sécurité de l’autre.

Richard Werly :
Il y a effectivement bien peu de raisons d’être optimiste à observer la COP, ou même la succession de COP, dont il faudrait d’ailleurs interroger le principe. Déplacer tous les deux ans un immense barnum dans des lieux certes symboliques, comme Belém, mais où les coûts explosent — au point que le président autrichien, pourtant écologiste, a refusé de s’y rendre car la facture pour sa délégation était trop élevée — pose question. Ce format est devenu, à mes yeux, un spectacle, une scène surtout utilisée par les ONG pour jouer du tam-tam. Le moment est peut-être venu de s’interroger sur cette mécanique.
Ce qui me rend réellement optimiste, en revanche, c’est que, contrairement à ce que nous disions sur le sujet précédent, entre le citoyen et l’écologiste, c’est l’écologiste qui est en train de gagner. Les impératifs liés au changement climatique, à la pollution et à leurs effets concrets progressent dans les consciences. Les mentalités évoluent, y compris aux États-Unis : certes, il y a toujours l’Amérique des gros SUV, mais pas seulement. On assiste, dans la plupart des grands pays riches, à un changement culturel profond. C’est là-dessus qu’il faut miser. Ce qu’on pourrait appeler l’éducation écologique — faute d’un meilleur terme — est, à mon avis, notre meilleur espoir. Cela ne signifie pas que nous faisons tout bien sur le plan climatique, mais nous avons là un terreau favorable dans lequel investir bien davantage.
Finalement, ne vaudrait-il pas mieux consacrer une part de l’argent que nous dépensons pour envoyer des délégations à la COP à développer cette éducation écologique dans nos propres pays ?

Antoine Foucher :
Je ferais l’hypothèse que cette COP30 montre le basculement géopolitique du monde et la perte, par l’Occident, de son leadership moral sur l’avenir de l’humanité. Ce sont de grands mots, pardon, mais pourquoi le dire ainsi ? Parce qu’en 2015, lors de l’accord de Paris, c’est l’Europe qui, en l’accueillant à Paris, parvient pour la première fois à faire signer une immense majorité de pays autour de l’objectif des deux degrés. L’Europe tenait alors le leadership. Cinq ans plus tard, c’est Biden qui lance le plus grand plan d’investissement vert au monde, conciliant progrès social et décarbonation grâce à un système massif de subventions destiné à moderniser l’économie américaine et à attirer les investissements mondiaux dans les industries propres.
Et en 2025, quand on écoute les leaders engagés sur le climat, dont la Française Laurence Tubiana — qu’on ne peut pas soupçonner de manquer de patriotisme — ils disent que le principal espoir pour lutter contre le réchauffement n’est plus l’Europe qui réglemente, ni les États-Unis sous Trump, mais la Chine.
La Chine produit chaque année à elle seule deux fois plus de panneaux solaires et d’éoliennes que le reste du monde réuni. Elle devient l’usine d’ingénieurs qui fabrique les outils de la transition énergétique mondiale. Car cette transition repose bien moins sur des règles — comme le pensent les Européens — que sur la capacité à permettre aux populations d’améliorer leur niveau de vie tout en décarbonant. Pour cela, il faut des éoliennes, des panneaux solaires, des batteries, produits en quantités telles qu’ils deviennent accessibles à bas coût. Et c’est exactement ce que fait la Chine. En dix ans, elle a divisé par dix le prix des batteries. Et l’espoir de l’humanité — formule douloureuse pour un Européen ou un Français — se trouve désormais dans cette capacité de la Chine à massifier sa production et à déployer des technologies permettant d’équiper le reste du monde en énergie décarbonée à bas prix. De quoi se dire, en lien avec notre sujet précédent : vite, redevenons un continent de producteurs, et moins un continent de consommateurs.

Les brèves

Les livres de Georges Salines

Philippe Meyer

"Je voudrais inciter à la lecture ou à la relecture des deux livres de Georges Salines, le père de Lola, l’une des victimes du Bataclan : L’Indicible de A à Z, écrit au lendemain de l’attentat et Il nous reste les mots, dialogues avec AzdyneAmimour père d’un des terroristes du Bataclan. A propos du second de ces ouvrages, Georges Salines a déclaré : « Le livre a suscité beaucoup d’intérêt en France. Il a été traduit en anglais, en italien, en espagnol, en néerlandais… En Allemagne, ils ont fait une adaptation au théâtre. Et parmi les lecteurs, je n’ai quasiment jamais eu de retours négatifs. » La voix de Georges Salines, écrit une professeur de lettre à la veille d’une rencontre entre le père de Lola et des élèves de seconde, répète inlassablement qu’aucune cause, même juste (pas plus palestinienne aujourd’hui qu’algérienne jadis), ne peut justifier le terrorisme et que le terrorisme ne peut par ailleurs être un prétexte pour encourager la peur, les préjugés, la haine, l’amalgame. On ne peut y répondre que par les valeurs de la République. »"

La guerre des mots : Trump, Poutine et l’Europe

Béatrice Giblin

"Je recommande ce petit essai de Barbara Cassin, écrit avec une vivacité remarquable malgré le sujet inquiétant. Philologue, membre de l’Académie française, elle dissèque les novlangues de Trump et de Poutine, leurs manipulations du langage, leurs réinventions de l’histoire sans rapport avec les faits. Chez Trump, on retrouve un niveau linguistique évalué à celui d’un enfant de dix ans pour le vocabulaire et la grammaire, avec une vulgarité qui relève d’un autre registre. Chez Poutine, c’est plus complexe : il passe de l’argot des bas-fonds de Saint-Pétersbourg à des rhétoriques très travaillées selon ses interlocuteurs, construisant ainsi un récit déconnecté de la réalité. Ce qui me frappe dans l’analyse de Barbara Cassin, c’est l’idée que seule la culture — si l’Europe demeure vraiment ouverte, multilingue et multiculturelle — peut offrir une résistance à ces dérives. Malheureusement, je ne suis pas sûre que nous prenions cette direction."

Tenaces : pour celles qui ne lâchent rien

Richard Werly

"Je veux recommander Tenaces, ce recueil de témoignages rassemblés par Anaïs Bouton après son podcast, et publié chez Albin Michel. À première vue, ce n’est pas forcément le livre que l’on s’attendrait à voir surgir dans notre cercle, et j’y suis entré avec une certaine hésitation. Pourtant, j’y ai trouvé quelque chose d’essentiel : ces voix de femmes qui ont tenu bon, chacune à sa manière, dans un contexte où plane évidemment l’onde de choc de Me Too. Ce qui m’a frappé, c’est cette ténacité, cette force obstinée dont nous avons tant besoin aujourd’hui, au moment même où déferle des États-Unis une vague masculiniste préoccupante. Alors, oui : vive les femmes tenaces."

Expositions au Petit palais : Jean-Baptiste Greuze et Pekka Halonen

Nicolas Baverez

"Je recommande vivement une visite au Petit Palais. On y découvre d’abord l’exposition consacrée à Jean-Baptiste Greuze, peintre de l’enfance et de la famille dans toutes leurs dimensions, lumineuses comme plus sombres. Mais surtout, on y rencontre Pekka Halonen, un peintre finlandais formé auprès de Gauguin, qui a vécu de 1865 à 1933. Il peint la neige comme personne, et l’on comprend, en voyant ses toiles, pourquoi le finnois possède une cinquantaine de mots pour la désigner : chacun de ses tableaux semble en restituer une nuance. Halonen fut aussi l’ami de Sibelius et l’un de ceux qui ont contribué à inventer la nation finlandaise."

Les preuves de mon innocence

Nicolas Baverez

"Je recommande le dernier livre de Jonathan Coe, qui me semble un excellent antidote à cette période où l’on glorifie l’autoritarisme et le populisme. C’est une satire décapante de ce qui se passe en Angleterre depuis le Brexit, avec en point culminant cet épisode ahurissant du gouvernement de Liz Truss qui n’a duré que cinquante-neuf jours. Jonathan Coe démonte avec finesse les mécanismes de la post-vérité, qu’elle prenne les traits de Boris Johnson ou de Donald Trump. Et au passage, cela nous rappelle une chose essentielle : lorsque les contre-pouvoirs politiques cessent d’opérer, il arrive que le marché lui-même fasse le travail. Cela a été vrai face à Liz Truss, et c’est encore vrai aujourd’hui face à Donald Trump."

Le jeu de l’amour et du hasard

Antoine Foucher

"Je recommande chaleureusement la mise en scène de Frédéric Cherboeuf de cette pièce de Marivaux, qui se joue actuellement au théâtre des Mathurins, portée par la troupe l’Émeute avant qu’elle ne parte en tournée à partir de janvier. C’est un spectacle qui revigore vraiment : la mise en scène est vive, joyeuse, drôle, d’une énergie qui emporte tout. On voit les comédiens s’amuser entre eux, et cela donne presque envie de monter sur scène avec eux. Ils apportent une touche de modernité qui ne trahit jamais Marivaux et enrichit au contraire le texte. On en sort ragaillardi, et comme c’est à 19 heures, on peut aller dîner ensuite pour prolonger la soirée. Une garantie de belle soirée dans une période un peu morose."