Les brèves

Hommage à Vladimir Jankélévitch

François Bujon de L’Estang, créée le 28-09-2025

"Je voudrais m’associer aux hommages rendus à Vladimir Jankélévitch, disparu il y a quarante ans, en 1985, à l’âge de 81 ans. Sa voix continue de porter très fort. Philosophe singulier et attachant, il reste beaucoup lu, ses éditeurs réimprimant régulièrement ses ouvrages. Existentialiste, il avait une relation exécrable avec Sartre, qu’il brocardait volontiers. Philosophe du temps qui passe, de la vie, de la mort, il a laissé des livres remarquables, et c’était aussi un musicien et un musicologue remarquable : je ne connais aucun autre philosophe ayant écrit aussi bien sur la musique. J’ai eu, dans ma jeunesse, la chance d’assister à certains de ses cours à la Sorbonne : je garde en mémoire sa mèche en bataille, sa voix fluctuante, son charme extraordinaire. C’était une voix unique, une inspiration rare, et je voulais saluer sa mémoire."


Tocqueville

Nicolas Baverez, créée le 28-09-2025

"Je voudrais recommander deux approches, en lien avec mes réflexions sur l’Amérique, qui semble connaître un retour à l’âge de fer plus qu’un avènement de l’âge d’or. D’abord, la biographie d’Alexis de Tocqueville par Françoise Mélonio, publiée chez Gallimard. On croit tout savoir sur Tocqueville, et pourtant on y apprend beaucoup. C’est fascinant de voir comment cet aristocrate né en 1805, dont la moitié de la famille fut guillotinée, demeure le meilleur analyste de la démocratie, de ses grandeurs comme de ses pathologies."



Paradoxes de la pensée progressiste

Philippe Meyer, créée le 28-09-2025

"Je recommande la lecture du dernier livre d’André Perrin, agrégé de philosophie, qui prend l’intelligentsia dominante au pied de la lettre, ou plutôt au pied de ses lettres, mieux encore, au piège de ses écrits et de ses mots. Ceux qui tombent sous le regard documenté et ironique de l’auteur ne sont pas ceux qui empêchent de dire ce que l’on voit de la réalité politique et sociale, mais ceux qui, pour reprendre, comme Perrin, le mot de Péguy, sont ceux qui s’empêchent et qui empêchent de voir ce qu’on voit. En passant au tamis telle déclaration d’un économiste atterré, tel éditorial d’un journaliste faisant l’intéressant en s’appuyant sur une lecture de Descartes riche en contresens et qui semble relever de la méthode qui permettait à Woody Allen de lire La Guerre et la Paix en vingt minutes, en décortiquant un article qui justifie une fausse information au motif qu’elle est politiquement cohérente, André Perrin brosse un tableau d’une intelligentsia qui évoque irrésistiblement les médecins de Molière. C’est dire que l’on passe d’excellents moments à le lire et à rire tout seul dans son fauteuil. Perrin me fait penser à cet aphorisme de Samuel Johnson : « les gens n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon, ils ont besoin qu’on leur rafraîchisse la mémoire »."


Je veux témoigner jusqu'au bout : journal 1942-1945

Michaela Wiegel, créée le 21-09-2025

"Je conseille également le journal de Victor Klemperer (qu’il a tenu de la République de Weimar jusqu’à la fin de la guerre). On y suit la lente marche vers l’exclusion et l’anéantissement des Juifs, et on est frappé par les similitudes avec certains discours publics d’aujourd’hui. Un texte bouleversant qui permet de mesurer, presque au quotidien, la montée de l’oppression et la façon dont elle a été vécue par les victimes."


La joie ennemie

Lionel Zinsou, créée le 21-09-2025

"Je recommande ce livre de la jeune écrivaine algérienne Kaouther Adimi, qui raconte l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente marquée par la décennie noire en Algérie, lorsque le terrorisme du GIA a ensanglanté le pays. Ce témoignage montre comment ce traumatisme se poursuit dans sa vie d’adulte, aujourd’hui en France. Un texte magnifique, écrit dans une langue qui rappelle Camus, et qui fait revivre toute l’intensité de la guerre civile et de ses cicatrices. Le cadre choisi par l’auteure m’a particulièrement frappé : elle écrit en passant une nuit au musée Picasso, une autre à l’Institut du monde arabe, notamment autour d’une exposition consacrée à Baya, grande artiste algérienne des années 1940 à 1960. Ces nuits au musée (qui font partie d’une collection des éditions Stock, où des intellectuels et des artistes se retrouvent enfermés avec les œuvres) déclenchent en elle une série de réflexions et d’émotions très puissantes. C’est à la fois un texte magnifiquement écrit et un témoignage terrible sur la guerre civile."


Distribuer l'argent du roi au XVIIIe siècle : la monarchie dévoilée

Antoine Foucher, créée le 21-09-2025

"Je recommande cette enquête historique sur les années 1780-1791 autour de la question des pensions versées par le roi. J’avoue que je n’avais pas mesuré à quel point ce sujet était central à l’époque : il ne s’agissait pas seulement de finances publiques, mais aussi des pensions accordées à la cour et à tous ceux qui avaient rendu service au roi. Benoît Carré (pas celui qui travaille pour notre émission) a dépouillé de nombreuses archives et restitue avec précision l’ambiance du royaume et les crispations autour de cette question : qui reçoit ces pensions et pourquoi ? On y découvre les techniques de Necker, qui, comme aujourd’hui, choisit de dire la vérité pour choquer l’opinion et provoquer la réforme. On voit Louis XVI tenter de remettre de l’ordre pour sauver les finances. Ce qui est particulièrement fascinant, c’est la fin de ce système : à la veille de la Révolution, la noblesse militaire de province, peu gratifiée en pensions, s’allie avec le tiers état contre la noblesse de cour, oisive et privilégiée. Cette alliance contribue à la dynamique révolutionnaire et aboutit à la mise en place de finances publiques plus modernes et plus transparentes."


Discours du chancelier Mertz à la synagogue de Munich

Michaela Wiegel, créée le 21-09-2025

"Je recommande d’écouter ce discours prononcé à la synagogue de la Reichenbachstraße, à Munich, que Jean Quatremer a traduit avec beaucoup de justesse. Le chancelier y était au bord des larmes, et ses mots rappellent toute la charge de notre histoire. C’est une intervention essentielle à entendre alors que le conflit israélo-palestinien revient au premier plan, car elle oblige à réfléchir à la mémoire et à la responsabilité qui nous incombent."


Hommage à Robert Redford

Philippe Meyer, créée le 21-09-2025

"Robert Redford qui vient de mourir a réalisé une dizaine de films. Il marquait une préférence pour son premier, Des Gens ordinaires, non seulement parce qu’il avait dû affronter toutes sortes d’obstacles pour le monter, mais parce qu’il s’y exprimait sur un thème pour lui essentiel que l’on retrouve dans Et au milieu coule une rivière, celui de la complexité et de la difficulté des liens familiaux, celui de l’amour des uns pour les autres qui se heurte à d’incompréhensibles obstacles qui n’ont rien à voir avec le manque d’affection mais avec l’incapacité à l’exprimer, ou à la traduire en actes. Je crois que l’essentiel de ce qu’a réussi à montrer Redford est exprimé par le pasteur presbytérien, père des deux frères de Et au milieu coule une rivière, aussi dissemblables que pleins d’affection l’un pour l’autre et pour leurs parents, qui expriment leur proximité, non dans les mots mais une passion commune pour la pêche. Longtemps après la mort tragique du plus jeune, dans son prêche d’un dimanche qui clôt le film, le pasteur s’adresse ainsi à ses ouailles, à sa femme et à son fils aîné : « Il arrive dans la vie de chacun d’entre nous un moment où, voyant un être aimé dans le besoin, nous nous demandons : je veux l’aider, seigneur, mais de quoi a-t-il besoin ? Car nous pouvons rarement aider nos proches, soit que nous ignorions quelle part de nous-mêmes donner, soit que la part que nous avons à donner ne convienne pas. Ainsi ce sont ceux que nous devrions connaître qui nous échappent, mais nous pouvons les aimer quand même, aimer complètement sans comprendre entièrement. »"


Georges Marchais ou la fin des Français rouges

Jean-Louis Bourlanges, créée le 21-09-2025

"J’ai lu cette biographie de Georges Marchais, écrite par Sophie Coeuré, professeure à l’université Paris-Cité et spécialiste de l’Union soviétique. Après avoir longtemps travaillé sur les archives soviétiques, elle s’est tournée vers le chef de la « succursale française », analysant le système à travers Marchais plutôt que depuis Moscou. Le livre montre d’abord combien le mensonge initial sur la participation de Georges Marchais au STO a pesé sur toute sa carrière : il en a été culpabilisé, manipulé, et cela a façonné sa trajectoire. Il souligne aussi son insertion profonde dans le combat internationaliste dirigé par l’URSS. Ce qui me frappe en refermant cette biographie, c’est que, malgré l’importance de Marchais à son époque — les gens de ma génération ont tous en tête ses discours, ses gestes, son rôle de contemporain capital — il ne reste aujourd’hui plus rien de lui."



Un simple accident

Nicole Gnesotto, créée le 14-09-2025

"Durant mes pérégrinations estivales, j'ai eu la chance d'assister en avant-première à la projection du film qui a eu la palme d'or cette année, réalisé par Jafar Panahi, cinéaste iranien. Il sortira le 1er octobre, et c’est un film absolument exceptionnel pour deux raisons. D’abord son style, c'est très rare d'avoir du cinéma qui innove. Or ce film se déroule à la fois comme une tragédie filmée à l'intérieur d'une camionnette, mais c’est aussi un film fellinien avec des scènes d'un burlesque extraordinaire. C'est un mélange virtuose de styles cinématographiques. Ensuite, il y a bien sûr sur le contenu, parce qu'on a vu beaucoup de films sur l'atrocité du régime iranien, c'est la première fois que je vois la corruption comme un sujet central. Par exemple tous les policiers ont un terminal de carte bleue dans la poche, ce qui facilite la vie de tout le monde … C'est un film d'une complexité et d'une facture tout à fait intéressante ; il vous marque longtemps."